La Philharmonie de Paris consacre une exposition somptueuse sur le processus créatif de Jean-Michel Basquiat et la place de la musique dans son œuvre, jusqu'au 30 juillet.
Alors que la Fondation Louis Vuitton présente un face-à-face de légende entre Andy Warhol (1928-1987) et Jean-Michel Basquiat (1960-1988), la Philharmonie de Paris (XIXe arrondissement) mêle sons et tableaux pour son exposition événement. La rétrospective thématique réunit près d’une centaine d’œuvres extraordinaires mettant en exergue la place de la musique dans la création de l’artiste. Les commissaires de l’exposition Dieter Buchhart, Mary-Dailey Desmarais et Vincent Bessières reviennent sur le nouveau regard que porte l’exposition sur le travail et les influences de Basquiat.
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Connaissance des Arts: Jean-Michel Basquiat a fait l’objet de nombreuses expositions. En quoi celle-ci diffère-t-elle des précédentes?
Dieter Buchhart: Une exposition sur le rapport de Basquiat à la musique et son influence sur sa création, c’est du jamais vu. Cette dimension, ce changement dans la perception des œuvres de Basquiat sont nouveaux mais aussi, grâce au soutien de grandes collections privées et institutionnelles, d’une ampleur inédite.
Jean-Michel Basquiat, Jazz, 1986, Mugrabi Collection © Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York
Vincent Bessières:La musique est une clé d’interprétation de l’œuvre de Basquiat. Cette exposition fait résonner les œuvres. La musique occupe tout l’espace, teinte les salles par des vidéos, des extraits musicaux… Faire des expositions vivantes est la marque de fabrique de la Philharmonie de Paris qui privilégie très fortement la dimension multimédia.
Mary-Dailey Desmarais:La Philharmonie et le musée des Beaux-Arts de Montréal ont développé un partenariat très fécond qui a commencé avec « We Want Miles – Miles Davis: le jazz face à sa légende (2009-2010) ». Nos deux institutions ont une expertise dans la réalisation d’expositions pluridisciplinaires incluant la musique.
Jean-Michel Basquiat, Anybody Speaking Words, 1982, Private collection © Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York. Photo Fotoearte
Cette exposition va mettre en évidence pour la première fois l’impact de la musique sur l’œuvre de Basquiat, ainsi que son implication sur la scène musicale new-yorkaise, ses expérimentations, sa relation aux mots aussi, lui qui a commencé sa carrière comme poète urbain écrivant sur les murs de la ville… Plus qu’une simple bande-son accompagnant sa vie, la musique a occupé une place immense dans sa pratique picturale en tant que signe, symbole et son.
Vous qui connaissez bien l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, avez-vous été surpris en préparant l’exposition?
V. B. Dans son œuvre, tout est connecté. J’ai été étonné par le caractère pluridisciplinaire de ses débuts, vers ses 18 ans, avant qu’il devienne célèbre. Je sous-estimais l’importance que son groupe Gray avait euepour lui. Gray s’est produit dans les clubs new-yorkais où jouaient les principaux groupes de post-punk et de no wave comme le CBGB, Hurrah, le Mudd Club, le TR3. Gray faisait partie de la scène musicale de l’époque. À 19 ans, Basquiat se cherche, il est poète, musicien, peintre. Il squatte des immeubles à l’abandon dans le Lower East Side. Il est pleinement inséré dans cette jeunesse qui touche à tout: la mode, la performance, la danse, le cinéma, la peinture, la musique…
Test Pattern (aka Gray) at Hurrah, Jean-Michel Basquiat, Shannon Dawson, New York, 1980 © Courtesy of Nicholas Taylor
M.-D. D. Chaque tableau de Basquiat est une surprise, une variation qui témoigne de la complexité de sa manière de penser, de donner des sens nouveaux à travers la juxtaposition de sources diverses: science, musique, histoire…
D. B. J’ai découvert dans ses œuvres des détails se référant à la musique et surtout aux musiciens. Ses héros étaient des jazzmen comme Duke Ellington, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Louis Armstrong… C’est important pour sa critique sociale du racisme aux États-Unis. Basquiat inverse le jargon de l’imagerie occidentale dans ses représentations et immortalise ses idoles dans ses tableaux.
Y a-t-il des œuvres de Jean-Michel Basquiat qui sont montrées pour la première fois?
M.-D. D. Il y a une multitude de flyers, d’ephemera, de pochettes de disques, des performances filmées et des épisodesde l’émission de télévision new-yorkaise TV Party animée par Glenn O’Brien, exposés pour la première fois dans un musée, ainsi qu’un enregistrement fait par Wayne Clifford dans lequel on entend Basquiat appelant Suicide Hotline (SOS Suicide) dans un moment de désespoir factice. Nous mettons aussi en lumière jusqu’à quel point il expérimentait sans cesse dans ses œuvres et avec la musique. À Montréal, nous présentons ainsi un instrument de musique créé à partir d’un chariot de supermarché !
Jean-Michel Basquiat, Toxic, 1984, Fondation Louis Vuitton, Paris © Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York.
V. B. On peut voir une performance filmée par Ed Steinberg en 1980. Un jour, Basquiat et deux de ses amis, Wayne Clifford, musicien de Gray, et Danny Rosen, musicien et comédien, arrivent dans le loft de Steinberg et lui disent: « Tu ne voudrais pas nous filmer? » Ed Steinberg ne les connaissait pas, pourtant il leur a quand même accordé trois fois cinq minutes.
Jean-Michel Basquiat peignant au Area Club, 1984 ©Ben Buchanan
D’où le titre de la vidéo: 3 x 3. Basquiat avait apporté un walkman avec lequel il avait enregistré des bruits de la ville, des cris… On perçoit son intérêt pour le son comme matériau. Il y a aussi un portrait de Lee Harvey Oswald, l’assassin de Kennedy. C’est une œuvre de jeunesse (1979). Et on peut voir une série de Polaroïd de Maripol, styliste de Fiorucci, qui a habillé Madonna à ses débuts. Ses photos sont une source importante pour documenter le New York de ces années-là.
D. B. Le tableau Sunny Side Up, dédié à Dizzy Gillespie ! Et bien d’autres, évidemment.
Quels sont les partis pris de l’exposition? Quels thèmes avez-vous privilégiés?
D. B. L’illustration des aspects musicaux et surtout auditifs dans l’œuvre de Basquiat est un sujet très intéressant. C’est ainsi qu’est née la section « Voir le son » qui occupe une part significative de l’exposition. Nous y montrons des œuvres ayant des références musicales ou auditives, par exemple sous forme d’onomatopées ou de symboles musicaux qui interagissent partiellement avec des projections vidéo et des enregistrements radio.
Vue de l’exposition « Basquiat Soundtracks » à la Philharmonie de Paris © Joachim Bertrand / Philharmonie de Paris
V. B. L’exposition débute par une grande mise en contexte de l’environnement musical dans lequel Basquiat a émergé comme artiste. Elle examine ensuite sa peinture sous l’axe de la musique — du jazz, de la représentation du son, des références à la musique classique, des musiques de l’Atlantique Noir… Nous montrons comment Basquiat se trouve à la confluence de deux influences musicales majeures de son temps: la no wave et le hip-hop. La no wave avec son groupe Gray et des musiciens comme Arto Lindsay, les Lounge Lizards, John Lurie…
En tant que jeune Noir américain de 20 ans, Basquiat eststupéfait par le hip-hop, cette musique venue du Bronx. En 1982, au Roxy, un club où avait lieu une soirée hip-hop une fois par semaine, il rencontre Toxic et A-One. Il est proche aussi de Rammellzee, rappeur et graffeur. En 1983, alors qu’il expose déjà chez Gagosian à Los Angeles et que sa carrière de peintre est bien lancée, il prend le temps de produire entièrement un titre de hip-hop, un single: Beat Bop.
Vue in situ de l’exposition « Basquiat Soundtracks » à la Philharmonie de Paris © Joachim Bertrand / Philharmonie de Paris
C’est lui qui a fait le casting des musiciens. Il a invité Rammellzee et K-Rob à rapper. Il a mixé lui-même le morceau et en fait presser 500 exemplaires. Il a dessiné la pochetteaussi — qui est montrée dans l’exposition. Beat Bop est un titre qui vieillit bien, qui n’est pas anecdotique. Beat Bop, c’est une façon de faire se rejoindre la Beat generation, le rap et le bop (le jazz).
Comment la scénographie de l’exposition vient-elle soutenir les dimensions musicale et sonore de l’œuvre peint de Basquiat?
V. B. Les œuvres coexistent dans l’exposition comme elles coexistaient dans la vie de l’artiste. Il peignait dans un environnement musical. Toutefois, exposer ensemble des œuvres musicales et picturales impose des défis scénographiques. Il ne faut pas que les unes dénaturent les autres. De plus, Basquiat a travaillé avec des objets récupérés sur les chantiers ou dans la rue. Plusieurs œuvres sont des assemblages. La scénographie de la Philharmonie a cherché à suivre cette inventivité en créant des profondeurs et des plans, en cachant la linéarité traditionnelle du white cube.
Vue de l’exposition « Basquiat Soundtracks » à la Philharmonie de Paris © Joachim Bertrand / Philharmonie de Paris
M.-D. D. Nous avons souhaité mettre en avant le côté expérimental de l’œuvre de Basquiat, l’aspect DIY (Do It Yourself [Fais-le toi-même]) et garder dans chaque salle l’atmosphère de création du New York de cette époque avec ses zones géographiques et créatives, ses rythmes, sa liberté d’expression, ses mélanges d’influences. À Montréal, où l’exposition s’intitule « À plein volume – Basquiat et la musique », nous avons créé une application de réalité augmentée qui propose des contenus enrichis au sujet des œuvres, tels que des photos, des explications, des ambiances…
« Ne savoir jouer d’aucun instrument de musique » : c’était la règle numéro un pour appartenir à Gray, le groupe de musique créé par Jean-Michel Basquiat et ses amis en 1979. Comment avez-vous pris en compte cette phrase-manifeste pour concevoir l’exposition?
V. B. Ce qu’on peut déduire de cette phrase, c’est l’approche ludique, iconoclaste, ouverte à l’expérimentation, audacieuse et autodidacte de Basquiat, évidente non seulement dans le domaine musical mais aussi dans ses œuvres. Une telle approche,sans connaissances préalables, permet une vision des choses sans restriction ni préjugé. Comme le dit John Cage: « Entendre chaque son tel qu’il est, pas comme un phénomène se rapprochant plus ou moins d’une idée préconçue. » Il en va ainsi de l’art de Basquiat. Libérer les œuvres de tout ce qui a existé avant et les placer dans un nouveau contexte. Les décoder dans leur individualité et réassembler les parties en un tout pour arriver à de nouvelles perceptions.
Jean-Michel Basquiat, ERO, 1984, Mugrabi Collection © Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York.