Comment faire une tragi-comédie sur la lutte des classes? Réponse avec Anora, de Sean Baker, couronné par la Palme d'or au festival de Cannes 2024. À mi-chemin entre Cendrillon et Pretty Woman, Anora, jeune stripteaseuse de Brooklyn, épouse son prince charmant, Vania, qui se trouve être le fils d’un oligarque russe. Lorsque les parents du jeune homme apprennent la nouvelle, ils tentent tout pour annuler le mariage… Une fable moderne sur les marges, les déterminismes sociaux et le rêve américain, qui a profondément divisé les critiques du Masque.
Xavier Leherpeur: "Un cinéma de résistance, mais pas sans faiblesse"
Le chroniqueur et critique de cinéma pour La Septième Obsession aime beaucoup le cinéma de Sean Baker, mais il admet être "un peu déçu" par ce film:"Je trouve la première partie absolument formidable. Il se passe vraiment quelque chose dans leur intimité, dans l'intensité des rapports sexuels. Je trouve la mise en scène à la fois pudique et frontale. Les deux personnages m'émeuvent parce qu'ils ramènent, sans que le dialogue soit obligé de le préciser, tout le déterminisme lié à leur condition. Et puis, il disparaît, et commence un interminable chapitre où on casse tout, où on cherche, où on hurle, où on est hystérique. Je trouve que, là, Sean Baker n'est pas dans son élément. C'est un témoignage, un cinéma vivant, de résistance, qu'on a très envie d'aimer sous la nouvelle Amérique de Trump, mais pour autant, je ne le trouve pas sans faiblesse."
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Ariane Allard: "On rigole comme dans un film des frères Coen"
À l'inverse, Ariane Allard, critique de cinéma à Causette,a adoré – tout comme Rebecca Manzoni – cette deuxième partie de "virée nocturne complètement folle":"Elle est précédée d'un prologue dans une atmosphère très glauque, dans le club de striptease d'Anora. IOn nous explique la misère sexuelle du mâle américain, surtout du petit blanc, qu'on voit mille fois en ce moment dans les séries et dans les films.Je me suis dit: ça commence très, très mal. Dès la rencontre avec ce type qui est un crétin absolu, mais qui est formidablement bien interprété, il se passe quelque chose. Et dès qu'il disparaît, le film bascule dans quelque chose de burlesque, de grotesque. On se retrouve chez les frères Coen, on rigole avec des personnages qui sont des pieds nickelés complètement délirants. C'est aussi une fable sur la désillusion et je trouve qu'il en parle fort bien."
Pierre Murat: "C'est une palmette, un tout petit film antipathique"
Le rédacteur en chef adjoint de Télérama, Pierre Murat, n'est pas du tout d'accord: pour lui, c'est tout simplement "nul". "C'est un tout petit film, antipathique, absolument sans intérêt."Il juge "presque méprisante" et "vulgaire" la façon dont Sean Baker filme les travailleuses du sexe. Le seul moment qui trouve grâce à ses yeux est précisément cette partie où l'on recherche le héros qui a disparu. "Il y a une demi-heure de cinéma qui peut ressembler à du Scorsese. Mais tout le reste, c'est une palmette, une petite palme de rien. C'est quasiment honteux d'avoir donné la Palme d'or à cette petite chose."
Selon lui, ce choix est le reflet de la présidence du jury. "Quand le festival de Cannes demande à une grande cinéaste comme Jane Campion d'être présidente du jury, elle choisit un très, très grand film: Winter Sleep. Quand ils nomment présidente du jury celle qui a fait Barbie*, elle choisit un film qui lui ressemble*."
Charlotte Garson: "Choc de vulgarité et rêves de pacotille"
Chargée de départager ses collègues, la rédactrice en chef adjointe des Cahiers du cinéma, Charlotte Garson, a changé d'avis sur Anora. Après avoir été séduite lors de la projection à Cannes, elle a déchanté au second visionnage. Elle voit dans la "crudité" de la première partie du film, où des ouvrières du sexe "travaillent à la chaîne en s'asseyant sur des clients", une "allégorie marxisante" :"On est dans Les Temps modernes*, de Chaplin."*
Mais une fois passé ce "choc de vulgarité", elle regrette que les personnages aient "des rêves de pacotille et de voyage de noces à Disneyland". "L'affection énorme que Sean Baker porte, non seulement à ses acteurs, mais à ses personnages, est difficile à suivre, parce qu'ils sont les produits du consumérisme ambiant de cet univers de fric."
À écouter :
Sean Baker: "Mon film est une espèce de créature de Frankenstein"Affaires culturelles
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